En mathématiques, on connaît la règle : changez l’ordre des termes, et la somme reste la même. La mode d’aujourd’hui suit le même principe. Quelle que soit la manière dont Kering décide de réorganiser ses directeurs artistiques, le groupe ne verra pas ses profits exploser comme par magie. Les véritables défis résident dans le climat économique, et non dans les talents – dont Kering regorge, et dont certains sont véritablement inestimables.
Cette saison marque un tournant. La Fashion Week actuelle restera dans les mémoires comme l'une des plus perturbatrices de ces dernières années, avec des maisons qui s'échangent les directions créatives. Gucci, avec l'arrivée de Demna, ne fait pas exception.
Je connaissais Demna personnellement. En 2014, alors que je travaillais comme mannequin essayage chez Louis Vuitton, Demna était déjà l'un des stylistes les plus talentueux, travaillant sur les vêtements d'extérieur et la maroquinerie. Il avait alors perfectionné son art chez Maison Margiela, et j'avais même défilé sous sa direction. Demna était atypique : il y avait en lui une vulnérabilité, une hypersensibilité. Il n'était pas particulièrement sociable, mais restait toujours aimable. Martina, son assistante douce et attentionnée, et son fidèle bras droit, qui le suivrait plus tard chez Balenciaga, était toujours à ses côtés.
Bien sûr, je ne connais pas le Demna d'aujourd'hui. Il est devenu inaccessible après le lancement de Vêtements avec son frère, au moment même où je quittais Vuitton pour un congé maternité. À l'époque, personne ne réalisait que les frères étaient à l'aube d'une nouvelle ère. Aujourd'hui, nous connaissons tous l'ascension mondiale de Demna, son investissement dans l'évolution de Balenciaga, ainsi que les difficultés financières persistantes du groupe Kering (et pas seulement les leurs), qui ont finalement déclenché ce « carrousel de créateurs » permanent. Pierpaolo Piccioli a quitté Valentino pour Balenciaga, remplacé par Alessandro Michele, et Demna a consolidé sa position chez Gucci.
D'un côté, c'est admirable : Kering prend soin des siens, et j'apprécie cette loyauté humaine. De l'autre, les actions du groupe trahissent un certain désespoir, malgré le talent exceptionnel des créateurs, dotés de styles uniques.
Michele est un dieu de l'antiquité et du vintage ; sa capacité à évoquer l'atmosphère d'une époque révolue est incomparable. Piccioli est un maître de la couleur et de la coupe minimaliste. Ses palettes de couleurs font naître de nouvelles tendances qui, en tant qu'observateurs, se diffusent rapidement dans le quotidien. Et puis, bien sûr, il y a Demna. Unique, façonné par le traumatisme, mais capable de transmuter la douleur en création, il est devenu à la fois un créateur et une idole pour la jeunesse d'aujourd'hui. À travers ses vêtements, il transmet son idéologie à l'humanité.
*Inévitablement, le carrousel des créateurs a son lot de rebondissements. La controverse se résume à ceci : Valentino a été « Gucci-ifié », Gucci a été « Balenciaga-ifié », et maintenant, on s'attend à ce que Balenciaga soit « Valentino-isé ».*
Il y a quelques jours à peine, le célèbre compte Instagram Demnagram – la voix semi-officielle de Demna, fondé par un Géorgien, Saba Bakhia – annonçait que Gucci avait supprimé l'intégralité de son fil d'actualité. C'est dommage. Pourquoi tout dévaloriser ainsi ? Mais telles sont les nouvelles règles du jeu de la mode : ce qui existait avant n'a plus d'importance. Et c'est précisément là que réside le problème. Les créateurs passent des années à se plonger dans les archives, à s'imprégner de l'histoire de leurs maisons et de leurs prédécesseurs, pour finalement voir tout cela présenté comme une « remise à zéro ».
À quoi joue-t-on ici ? Soyons honnêtes : ce que nous avons vu en avant-première de Gucci était un mélange des codes de la maison et de la vision personnelle de Demna. Des montures anciennes et vintage rappelant le Louvre, des silhouettes victoriennes et des tissus fleuris – un hommage ardent à Alessandro. Le look « Narcisse » et les malles homme à nœuds – un clin d'œil à Tom Ford. L'esthétique « galeriste » – un écho au minimalisme de Frida Giannini. Et le reste ? L'héritage de Demna, hérité de Balenciaga.
Aucune critique à formuler. Le travail d'archivage a été brillamment mené. Mais pourquoi tout effacer d'Instagram ? Quelles valeurs véhiculent les réseaux sociaux ? Et quand ce jeu incessant de « reset » prendra-t-il enfin fin ?
Avec l'aimable autorisation de : Gucci
Texte : Rédactrice en chef Yulia Harfouch